Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

LITTERATURE BURKINABE
LITTERATURE BURKINABE
La nouvelle burkinabè : naissance et évolution
Deuxième partie

         Il est difficile d’apprécier la valeur qualitative de la nouvelle burkinabè dans son ensemble. Si la production, comme nous l’avons vue, est régulière, les études critiques qui doivent rendre compte du contenu de ces textes, ne suivent pas toujours le rythme de la création des auteurs de nouvelles. Il n’existe pas encore une anthologie de la nouvelle burkinabè. Les ouvrages généraux et même les articles sont quasi-inexistants. Dans un numéro spécial sur la littérature camerounaise Fonkoua Romuald-Blaise faisait une observation qui siérait parfaitement à la littérature burkinabè.

  Si l’on en juge par le nombre de travaux divers qui lui sont consacrés, la littérature camerounaise pourrait se limiter à sa production romanesque [1]

                La thématique des nouvelles burkinabé ainsi que le rapporte Méda Y. Bonaventure dans son travail repose fondamentalement sur les réalités sociopolitiques vécues au plan national. [2]

                Les nouvelles nous rapportent des récits plus ou moins vrais, plus ou moins vécus. Les nouvellistes semblent ne pas se « triturer les méninges » pour avoir les thèmes qui sont, disent-ils, à portée de main. Ce que pourraient confirmer les propos de Bernadette Dao dans la deuxième partie de : La Femme de diable qu’elle a intitulée « L’Écrivain que je suis ».

   Pour que je raconte une histoire, il me faut toujours un petit bout de quelque chose de vécu personnellement ou par personnes interposées [3]

         C’est dans ce même esprit que Tiendrébéogo Marie Bernadette estime :

  On n’a pas besoin de beaucoup réfléchir pour avoir les thèmes qui sont à portée de main : les palpitations du peuple, les joies, les peines, les épisodes des vies, les déceptions [4]

         La nouvelle au Burkina Faso passerait pour un genre facile comparativement à la poésie, au roman et au théâtre. Pour beaucoup elle apparaît comme un champ d’expérimentation pour le roman. Et elle leur semble mieux convenir pour la mise en discours du quotidien. C’est dire donc que la nouvelle au Burkina Faso était jusqu’à une certaine date, une écriture de l’urgence qui semble permettre une vision brute du réel. Nous pouvons alors dire avec Nyamba André que la nouvelle au Burkina reste vraiment un style et un art à encourager.[5]

         A la lumière de ces analyses, nous retenons en définitive que la nouvelle depuis sa naissance en Toscane jusqu’à son avènement au Burkina Faso n’a cessé de prospérer. Les médias en Europe et en Afrique en tant que support privilégié, la critique et les concours en tant qu’instances de légitimation lui ont permis la prospérité qu’on lui connaît aujourd’hui. Mais malgré tout, la nouvelle reste pour beaucoup un genre problématique, ungenre bâtard, à mi-chemin du conte et du roman.[6]

Cette ambiguïté de la nouvelle à cheval entre le conte et le roman tient d’une part à la complexité des productions de nouvelles favorisées comme nous le mentionnons précédemment par la presse et les concours. Elle relève d’autre part du fait que ce sont tous des genres narratifs et que la nouvelle comme le conte tirent tous les deux sources de l’oralité. Mais la thématique de la nouvelle semble plus s’enraciner dans le présent comme nous le verrons ici avec le viol.   

         Dans le chapitre précédent, nous avons noté que la production de nouvelles s’est multipliée et s’est diversifiée grâce aux médias. Elle s’est également enrichie par la critique surtout en Europe et par les concours en Afrique. Sa structure et composition se sont alors modifiées. Cette évolution au double plan de la thématique et de l’esthétique se fait sentir dans la nouvelle burkinabè où des thèmes nouveaux sont de plus en plus abordés. Longtemps restés dans la relation du train-train quotidien, comme le notait Méda Y. Bonaventure, les nouvellistes s’attachent désormais à rendre compte de réalité sociales plus complexes, plus difficiles à manier ; à l’image du viol dans un contexte burkinabè marqué par le phénomène.

La littérature (…) doit servir de miroir à travers lequel l’homme et la société se découvrent et voient une partie d’eux-mêmes, une partie de leur moi profond [7]

Le viol est une innovation thématique majeure que l’on ne peut continuer d’ignorer dans les productions actuelles de nouvelles où il prend plusieurs visages.

2.1. La typologie des viols 

         Des viols, il en existe plusieurs types et les mobiles varient d’un violeur à un autre et d’une nouvelle à une autre. Pour la classification des nouvelles, nous nous se référerons à celle de Midiohouan Guy.

Cette universitaire béninois notel’apparition, au cours des années 1920 et 1930, un type de nouvelles qu’il appellera « culturalistes ». Ce sont des récits que l’on pourrait taxer de passéiste si l’on n’y prend pas garde car les traditions, les pratiques ancestrales y trouvent une place prépondérante. Elles s’y expriment amplement en effet comme dans les deux nouvelles du corpus : « La Femme du diable », « Le Mouhoumourgou ». Or l’évocation de ce passé chez ces nouvellistes n’est souvent pas que nostalgie comme l’on pourrait l’espérer de nouvelles culturalistes.

Il y a d’une part, les textes qui font l’apologie de la civilisation et des traditions africaines et de l’autre ceux qui portent un regard critique sur les mêmes traditions[8]

Certaines nouvelles s’inscrivent effectivement dans la perspective qui est celle de l’affirmation et de la valorisation d’un patrimoine culturel africain et burkinabè en le magnifiant ou en l’idéalisant tandis que d’autres rompent avec perspective pour donner à voir une Afrique traditionnelle dans toutes ses contradictions c’est-à-dire dans ce qu’elle recèle aussi de négative. Pour cette catégorie de nouvelles culturalistes, il s’agit en fait de faire un diagnostic du passé sans complaisance. Sembène Ousmane en avait donné le ton dans l’avant-propos de Viehi Ciosane.

   Parfois pour saisir le tout d’une époque il est bon de se pénétrer de certaines choses, faits, conduites. Car ceux-ci nous aident à descendre dans l’HOMME, dans sa chute, et nous permettent de mesurer l’étendue du ravage[9]

         C’est sans doute cette deuxième tendance de nouvelles qui se veulent plus objectives que se rangent les deux nouvellistes burkinabè citée ci-dessus. C’est dans celles-ci que l’on retrouve ce qu’il convient d’appeler ici le viol rituel.

         L’on entendra par viol rituel, toutes formes de viol autorisées ou recommandées par les traditions, les coutumes et qui obéissent à un certain nombre de règles, de contraintes le plus souvent immuables, en vue de conjurer un mal, remédier à un mal (stérilité, mauvais sort, etc. face auquel l’intelligence humaine serait vaine car le plus souvent c’est quand l’homme n’a pas d’emprise sur ce qu’il vit qu’il recourt généralement aux ancêtres, à l’irrationnel, au surnaturel. Dépassé par la situation, désabusé, il s’agrippe désespérément en dernier ressort à ses croyances dans lesquelles il replace son espoir.

         Tinga et Françoise, dans « Le Mouhoumourgou » et « La Femme du diable » symbolisent cette impuissance de l’homme face au destin qui le charge en dépit de ses efforts. Ce dernier finit par se confier, s’abandonner aux forces surnaturelles, aux savoirs des ancêtres.

-      Le mouhoumourgou

         Le jour où pour la troisième fois Tinga, perdait une femme en couche, il devenait par la force des choses un mouhoumourgou. Pour briser le cercle infernal dans lequel il s’était retrouvé malgré lui (ne plus perdre ses femmes en couche) il ne lui restait plus qu’une chose à faire conformément à la tradition : recouvrir au mouhoumourgou.

         C’est une pratique coutumière à laquelle l’on recourt dans des circonstances comme celle-ci. Tinga devait alors s’exécuter dans les rites définis par cette tradition du mouhoumourgou : tailler un morceau de la natte mortuaire de son épouse défunte, sortir loin de son village et avoir un coït avec la première inconnue qu’il croisera sur sa route.

         Le viol, ainsi que nous l’avons défini plus haut, naît du fait que la relation sexuelle se fera avec ou contre le gré de la victime en l’occurrence Sibdou. Mais ce faisant il exorcisera le mal qu’il porte en lui depuis plusieurs années.

         Qu’adviendra-t-il de la femme. Aucun remède n’est proposé par cette tradition du mouhoumourgou à son sujet ou du moins cela ne ressort pas dans le récit. Nulle part en effet dans le récit, l’on ne voit Tinga s’interroger sur la portée de l’acte qu’il va poser, ses conséquences, ses répercussions. Ce qui l’intéresse au plus haut point c’est sa propre thérapie.

         Son acte trouve son fondement dans les croyances auxquelles il adhère et le justifient. C’est la même ambiance qui prévaut dans le village de Wooyi.

-      Les viols rituels du village de Wooyi

         Dans certains contextes comme celui de Françoise, le viol rituel apparaît même comme une main tendue à la femme stérile. Un acte par lequel les charlatans du village de Wooyi viendraient au secours des femmes condamnées par la nature à ne pas connaître les joies de la maternité comme l’héroïne de « La Femme de diable ».

         Dans le respect peut-être des traditions du village, de vieilles femmes prenaient part à ces « viols organisés » et par trois fois, elles devaient verser le contenu d’une calebasse sur le vieillard couché sur Françoise (en train de la violer) avant de briser le récipient.

         Du vieux charlatan qui doit dans un premier temps abuser de Françoise à Néguéblèn (qui doit prendre son relais chaque fois) en passant par les vieilles femmes, tous les acteurs de cette scène ou de ces scènes de viols agissent sans scrupules. Chacun se conçoit bien au contraire comme tremplin de la quête de Françoise. Ils n’avaient rien contre elle, disaient-ils. Ils voulaient juste l’aider à atteindre l’objet de sa quête, à avoir l’enfant tant désiré. C’est ce que laisse croire en tout cas les propos du vieux charlatan de Wooyi.

  Nous ne te voulons aucun mal, mais il y a dans ton entrejambe un feu qu’aucun homme ordinaire ne peut traverser (p71)

         Toutes ces brutalités à en croire les pratiques de Wooyi seraient non pas le fruit d’une quelconque fantaisie mais prescrites par la tradition et nécessaires pour que Françoise soit féconde.

          Mais à y regarder de plus près, il y a abus. Et ce sont de véritables viols qui se passent sous le couvert de la tradition. Pourquoi faut-il en effet que ce soit et le vieux charlatan et le jeune Néguéblèn, et non l’un des deux qui doit traverser le feu de l’entrejambe de Françoise pour qu’elle se relève avec un enfant dans le ventre ? Est-ce vraiment la volonté de la tradition ?

Pourquoi doit-elle revenir chaque fois qu’elle voudra un enfant et passer par les mêmes rituels. L’on est amené à croire que les charlatans de Wooyi en rajoutent et exploitent, par l’entremise des coutumes, l’ignorance et la naïveté des femmes qui viennent en consultation. En sera-t-il de même dans les viols de la délinquance ?

                2.1.2. Les viols de la délinquance 

         Au-delà des nouvelles culturalistes où l’on retrouve les viols rituels, nous distinguons dans notre corpus d’autres types de nouvelles que Midiohouan Guy désigne comme étant des nouvelles satiriques.

Il s’agit de récits qui font une critique des structures sociales d’hier mais surtout d’aujourd’hui. Et tel qu’il le constate dans son étude sur la nouvelle d’expression française en Afrique noire :

  Beaucoup de nouvelles (…) sont préoccupées par les drames, les contradictions et les conflits de la société contemporaine[10]

         Il y a d’une part la satire qui fustige tout ce qui participe des éléments négatifs des sociétés traditionnelles et d’autre part les nouvelles satiriques qui s’attaquent aux mœurs de la société contemporaine. Ces textes ont pour thématique entre autres les problèmes d’intégration sociale, d’insertion professionnelle, l’insécurité permanente, les conséquences d’une urbanisation et d’une modernité mal maîtrisées et mal assumées. « La Silhouette du charlatan » et « La Corvée nocturne» y trouvent leur place. C’est dans ces nouvelles de la satire sociale de notre corpus que nous dégageons l’autre type de viols que nous rattachons à la délinquance.

Ils ne sont pas le fait d’adolescents en crise de puberté ou de jeunes gens en butte contre la société comme l’on pourrait le croire a priori, vu le complément du nom "délinquance". Nous utilisons le vocable "délinquants" pour qualifier les auteurs de ce type de viol au sens où l’on l’entend en droit pénal c’est-à-dire auteur ou complice d’une infraction pénale qui peut faire l’objet d’une poursuite de ce chef. Dans les nouvelles ci-dessus citées, contre toute attente, les violeurs sont des personnes fort âgées avec bien de responsabilités sociales. Il y a en effet des militaires dans « La Corvée nocturne ». Ils sont en temps normal garants de la sécurité des personnes et de leurs biens dans et au-delà des frontières nationales. Il y a également le personnage du vieux Ragré, dans « La Silhouette du charlatan ».

-      Le viol de Ragré

Ragré est représentatif de ces charlatans qui savent appâter leurs proies, les mettre en confiance pour ensuite abuser d’elles sur le plan sexuel. Il jouit comme tous ses pairs dans certains milieux traditionnels ou même parfois urbains d’un immense prestige car il détiendrait la clé de toute chose. Le viol qu’il commet sur le personnage de Claire (venue demander son assistance) est lâche et crapuleux.

Contrairement au viol rituel, son viol provient, comme cela apparaît dans le récit, tout simplement d’un désir qui refuse de différer son plaisir, refuse les compromis exigés par la vie communautaire, le contrat social (tant était belle la patiente) d’où le caractère délinquant.

Pour assouvir vaille que vaille des pulsions sexuelles, il recourt à ses « pouvoirs occultes » au mépris des droits les plus élémentaires de l’individu.

  Le droit, pour chacun de déterminer ce que fera son corps et ce qui sera fait à son corps. [Et] le droit de prendre des décisions autonomes et de faire face aux conséquences de ses actes[11]

Même si l’on peut voir son acte dans la réclusion solitaire qui est le lot des charlatans et qui les rend sans doute plus vulnérables devant les femmes, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit-là d’un cas de viol lié à la délinquance comme ceux perpétrés par l’Adjudant Mange-tout et son unité.

-      La "corvée bogoyat"

C’est la deuxième forme de viol de la délinquance que nous recensons dans les nouvelles. Cette pratique concerne les militaires dans « La Corvée nocturne ». Ceux-ci exploitent à des fins sexuelles les recrues confiées à leur soin pour leur formation.

Si Ragré en tant que charlatan utilise des écorces magiques (le woussounan) pour envoûter ses victimes, Mange-tout et ses acolytes useront de leur pouvoir répressif pour réaliser leur viol, « la corvée bogoyat », bogoyat signifiant : « femme » dans le langage du camp.

  Celles qui acceptaient le marché étaient momentanément exemptéesdes dures manœuvres (…) celle qui commettait le crime de refuser l’offre était punie en même temps que tous les autres membres de son groupe. C’était pile ou face (p.46)

         Comme Ragré, les militaires ne se soucient pas de l’avis de leurs victimes. Ce qui importe avant tout, c’est l’assouvissement de leurs bas instincts, et comme l’ont peut le constater, les recrues avaient tout intérêt à accepter ces viols.

 Le refus de différer son plaisir aboutit dans bien de cas au viol de l’être désiré et nous installe au cœur des viols de la délinquance et les militaires dont les responsabilités sont ici engagées, deviennent délinquants étant entendu qu’ils contreviennent délibérément à des normes que la société s’est librement fixées.

         Les viols liés à la délinquance sont donc, le plus souvent, l’expression d’une inaptitude à composer avec l’autre, d’une incapacité à assumer de façon responsable un échec. C’est cet entêtement, cette obsession morbide de posséder l’être désiré qui aboutit (si jamais il y a réticence de sa part) à son viol.

Ragré dans « La Silhouette du charlatan », les militaires dans « La Corvée nocturne », abusent de leurs « pouvoirs » (magique ou militaire) et impriment leur volonté à leur victime. L’affirmation des violeurs de ce point de vue passe par la négation des violées. Le propre de l’homme, dans les viols liés à la délinquance, semble être la recherche du plaisir. L’on voit jusqu’où celui-ci peut aller lorsqu’il s’agit de sexualité.

         De l’analyse des différents types de viol dans les nouvelles, objet de notre étude, il ressort que le viol rituel est tout aussi froid et lâche que le viol de la délinquance.

         Mais s’il manque de jugement c’est surtout parce que la philosophie première qui le sous-tend soigner un mauvais sort chez Tinga dans « Le Mouhoumourgou », remédier à une stérilité chez Françoise dans « La Femme de Diable » est noble. Même si par ailleurs les méthodes employées, les voies empruntées (viols rituels) sont fort condamnables.

         Le viol de la délinquance, quant à lui, est plus ignoble, plus absurde car gratuit ou presque. En effet, rien ne justifie les viols de Tonta et de ses camarades dans « La Corvée nocturne » ou de Claire dans « La Silhouette du charlatan ». Cela n’est rien d’autre que l’expression d’une volonté individuelle déterminée à satisfaire purement et simplement sa libido au mépris des normes sociales et du respect de l’autre. L’étude des protagonistes, en l’occurrence des violeurs et des violées autour desquels évolue l’histoire nous permettra de saisir leur caractère permanent et fondamental c’est-à-dire leur identité pour une meilleure compréhension des actes ainsi posés.

         Dans son article : « Violence, impuissance, individualisme », Pestiau Joseph donne un condensé de ce que peut-être la psychologie du violeur. Le violeur tel qu’il ressort dans son analyse

   (…) se passe du consentement de sa victime, il refuse la possibilité d’essuyer un refus. Son désir l’aveugle[12]

         Qu’il s’agisse des auteurs de viols rituels ou de viols de la délinquance, ainsi se manifestent les différents personnages de violeurs dans la nouvelle burkinabè comme nous le constaterons.

a)   Tinga

À l’instar de Sibdou, sa victime, Tinga est lui-même victime, victime d’un destin qui le charge et le remet aux mains d’une tradition : le mouhoumourgou qui lui recommande résolument le viol.

« Trois fois marié, trois fois les épouses de Tinga moururent en couche pendant leur grossesse ». (p. 28)

Fils aîné de sa famille, il ira faire sa purification : le mouhoumourgou, sous l’injonction de son père. Il lui faut résoudre le problème le plutôt possible car il y va non seulement de son honneur mais aussi de celui de sa famille.

C’est ce qui fait que nous voyons Tinga sur la route caillouteuse et sous le soleil brûlant. C’est pourquoi nous l’apercevons également courir dans la colline derrière Sibdou pour la violer. Il est alors insensible aux cris, aux pleurs et au chant de sa victime, préoccupé par la guérison de son mal. Attaché aux pratiques coutumières, il est convaincu que ce viol rituel le guérirait.

b)   Le vieillard du village de Wooyi

De tous les violeurs, il est l’un des plus étranges et des plus vils. Le portrait  que  nous en donne le  narrateur n’est  guère des plus tendres. Il est présenté sous les traits d’un vieillard entièrement chauve, avec une épaisse barbe broussailleuse et aux yeux rouges comme du piment. Ainsi peint, l’on ne s’étonnera pas du méfait qu’il va poser.

Déjà Françoise en le voyant venir avait eu le terrible pressentiment que cet homme allait la violer. Le mépris de ce personnage va jusqu’au refus par le narrateur de lui attribuer un nom. Dans tout le récit, il n’est point nommé. Il se borne à le qualifier tantôt de vieillard, de vieil homme, tantôt de vieux charlatan.Cela semble très méprisant surtout dans le contexte de ces sociétés traditionnelles où selon Hien A. Ignace :

  Le prénom ne se résume pas à la simple désignation d’un individu ; il recouvre toute une philosophie, toute une sagesse [13]

         Dans ce cas précis, la non-nomination, l’absence du nom chez ce personnage pourrait signifier un manque de sagesse que l’on peut aisément remarquer dans les actes posés par le vieux charlatan pour parler comme le narrateur. Dans le récit nous avons une scène qui illustre bien nos propos : tandis que Françoise (comme Sibdou dans « Le Mouhoumourgou »), implorait la pitié du vieillard en train de la violer, celui-ci partit d’un rire sinistre qui en dit long sur sa personnalité.

Même impuissant, il tient à profiter de sa victime. Son impuissance qui jaillit lors de sa relation sexuelle avec Françoise laisse apercevoir un personnage ridicule et ridiculisé par le narrateur.

   Le vieil homme s’allongea sur elle sans bouger ni rien faire d’autre (p.70)

         Avec le vieillard du village de Wooyi c’est donc à un personnage dépourvu de sagesse et décidé à commettre le viol, un viol prétendu rituel, que nous avons affaire. Puis c’était autour de son acolyte non moins étrange : Néguéblèn de prendre possession de Françoise.

c)   Nèguèblén

Le narrateur le montre solide comme un étalon : son nom est la composition des mots : nèguè = « fer » et de blén = « rouge » et signifierait alors littéralement fer rouge ou rougi. Il est peu bavard mais d’une violence imprévisible, en témoigne la gifle qu’il administra à Françoise le jour de son retour. Le jour où n’ayant plus un homme vers qui se tourner, elle revint vers lui.

Son apparition dans le récit est comme l’on peut le constater subordonnée à la présence de celle-ci. Et cette gifle symboliserait la jalousie de l’homme car le récit laisse penser qu’il serait en réalité le « diable » qui avait fait de Françoise sa femme il y a bien longtemps. À Françoise qui le rejoint après toutes ses tribulations, il dit :

  C’est là que se termine ta longue course. Tu es désormais à moi puisque j’avais fait de toi ma femme il y a bien longtemps (p.80)

En croire les charlatans de Wooyi lui seul pouvait permettre à Françoise d’avoir un enfant.

Il faut que cet homme te possède. Si tu acceptes, tu repartiras d’ici avec un fils dans le ventre ; dans le cas contraire tu t’en retourneras comme tu es venue (p.71)

C’est peut-être fort de ce droit de « mari » qu’il abuse de Françoise sans scrupules. Françoise avait-elle seulement le choix quant à ces viols dits rituels ?

Totalement perdue, Françoise se leva et suivit Nèguèblén (…) Toute aussi silencieuse, Françoise se déshabilla et se coucha sur le dos. Nèguèblén s’allonge sur elle « traversa le feu de son entrejambe (p.72)

 Ici encore c’est la contrainte qui a été exploitée. C’est ce qui nous autorise à classer le personnage parmi les violeurs même si par ailleurs il prétend être le mari de Françoise.

d)  Victorien

Ce personnage apparaît comme le plus impitoyable et le plus mystérieux des violeurs dans les nouvelles. Contrairement à ce que pense Grégoire, Victorien n’est pas son vrai fils. D’autre part Victorien n’est pas une victoire, encore moins sa victoire comme il le laissait croire à travers le choix de ce nom qui ne relève point d’un pur hasard.

 Il [Grégoire] le baptisa Victorien parce que disait-il à qui voulait l’entendre lui Grégoire avait remporté une victoire sur l’adversité, la méchanceté et sur la jalousie de tous les envieux éconduits par Françoise (p.74)

Victorien, « l’enfant de diable » est une antiphrase. Il ne répond pas à l’attente que crée son nom. Ne décevra t-il pas tous ces espoirs placés en lui par ses parents ? Déjà sa naissance intriguait sa mère.

  Son fils naquit avec six doigts à chaque main et quatre dents : deux en haut et deux en bas ! (p.74)

         Ainsi après tant de sacrifices consentis par Françoise, Victorien naissait avec un doigt supplémentaire à chaque main avec des dents on ne peut plus prématurées. Contrairement aussi aux autres enfants et à l’esprit traditionnel où dès l’âge de sept ans l’enfant est éloigné de sa mère, Victorien y restait accroché.

  Il se tenait toujours près de sa mère et, le soir venu refusait de s’endormir tant que celle-ci ne venait pas s’allonger à côté de lui ! (p.75)

         À l’adolescence, sa libido était telle qu’il s’en prenait aux femmes mariées ou non. Quoique ces dernières ne s’en offusquent pas, nous sommes déjà en présence d’un violeur car dans le verbe « s’en prendre » que le narrateur utilise sans doute par euphémisme, il y a l’idée de prendre par la force, à la suite d’une pression exercée, d’une violence. C’est dire qu’au départ il y avait une certaine objection de ces femmes. Victorien faisait fi de ces objections puis après les « victimes » y prenaient goût.

         Toutefois, le viol de sa mère doublé d’inceste est tout autre et se passe de tout commentaire. L’image de cette mère qui se couvre la tête avant de s’abandonner à son fils, n’est-elle pas un symbole ?

          Le symbole d’un échec qui lui avait été prédit. Françoise a honte, pourrait-on dire, de ce (monstre) qu’elle a pu concevoir. Mais comme on peut le voir en filigrane dans le récit, le personnage de Victorien est marqué du sceau de la fatalité comme l’avait prédit la voyante Gnéfila. Il semble ne pas pouvoir faire autrement, ce qui le distingue des autres violeurs comme Ragré dont le viol est prémédité.

e)   Ragré

         Avec lui, réapparaît cette image du charlatan qui abuse de ses patientes. Il prolonge le personnage du vieux charlatan sus évoqué. Comme lui, il abuse de la crédulité de ses patientes.[14]

  Je peux faire entrer l’argent dans la main, le bonheur dans ton cœur, le succès dans ta vie (p. 62)

         C’est ainsi qu’il agit pour mettre la belle Claire en confiance pour ensuite la violer. Son portrait rejoint, point par point, celui du vieux charlatan dans « La Femme de diable ». Le récit le montre évoluant au milieu d’objets hétéroclites et tout aussi insolites que sa personne : des mascottes aux reliefs brunis des cauris divinatoires, etc. C’était un être avide de plaisir et de chair fraîche nous rapporte le narrateur.

  L’homme sentait le gibier devant ses mascottes aux reliefs brunis. Elle fixa le druide, un aigrefin, scrogneugneu avide de plaisir et de chair fraîche. Avec son arrière train de kwashiorkor, il était devenu un extra-terrestre (p.63)

Lorsque Claire sortit de la somnolence dans laquelle l’avait plongé le charlatan afin d’accomplir son forfait, elle l’observa. C’est ce que l’on fait voir au lecteur par l’entremise de l’héroïne. Non plus un homme mais un extra-terrestre. 

f)    Mange-tout, Moustache-de-chien et consort

         Moustache-de-chien est un demi-dieu dans l’armée de son État. Il est sergent. Ce grade lui confère des pouvoirs qu’il utilise pour violer les recrues dont il a en chargela formation. Il en est de même chez tous ses collègues gradés comme l’adjudant Mange-tout.

         Cette pratique dans les mœurs du milieu y est baptisée « corvée bogoyat ». Le substantif corvée qui précède le mot bogoyat (femme) traduit sans doute toute la cruauté de ces viols imposés aux recrues. Elles répugnent en effet cette violation de leur corps, de leur intimité toutes à l’image de Tonta.

  La pauvreté, la gérontocratie, la bêtise m’ont livrée à des satyres (p.40)

         Par opposition à Tonta qui résiste, ses camarades acceptent de subir les viols par peur des mesures répressives redoutables du milieu et qui planent sur elles comme l’épée de Damoclès, prête à tomber d’un moment à l’autre. Comme pour les charlatans, il est sidérant de voir ainsi étalée la délinquance de ces agents dont le rôle est d’assurer la protection sécuritaire systématique des hommes et des femmes. Le silence de la nouvelle sur les éventuelles motivations de ces violeurs rend les viols plus délinquants, plus absurdes.

         De l’étude de l’identité des violeurs l’on retient que le respect des traditions, l’attachement aux pratiques coutumières explique une partie des viols commis en l’occurrence les viols rituels. Force est de reconnaître en effet que si Tinga dans « Le mouhoumourgou » viole Sibdou c’est parce qu’il croit avant tout en cette pratique du mouhoumourgou.

         Mais à cela il faudrait ajouter la sous alphabétisation, l’ignorance. Selon la Marche mondiale, en 2003 par exemple seul 21,8% de la population de plus de 15 ans savaient lire et écrire au Burkina Faso.

         La faiblesse du taux de scolarité surtout dans les villages burkinabè pourrait être à la base du non recours à la médecine moderne par les ruraux. Pourtant celle-ci peut au-delà des préjugés, qu’en ont les villageois à partir des diagnostics précis, venir à bout de la stérilité et éviter ainsi des pratiques traditionnelles qui aboutissent aux viols rituels comme dans « La Femme de diable ».

         Pour les viols rituels, nous pouvons dire alors que la sensibilisation, la scolarisation s’imposent. Avec elles, la population comprendrait que respecter les traditions des ancêtres n’est nullement divorcer, rompre avec le présent, la modernité.

         Si les auteurs de viols rituels pèchent par ignorance, par respect des traditions, il en est autrement des auteurs de viols de la délinquance qui sont plutôt poussés par des pulsions sexuelles ; il s’agit de désir qui refuse de différer son plaisir. Pourquoi Moustache-de-chien, sergent de l’armée ; Mange-tout, l’adjudant… violent-ils les nouvelles recrues ? Pourquoi Ragré n’a-t-il pas pu s’empêcher de violer Claire ? Ces questions et bien d’autres taraudent l’esprit du lecteur et, il nous semble alors que la perversion comme le souligne Joël Dor :

(…) est l’affaire de tous au moins au nom de la dynamique normale du désir qui s’y exprime et auquel nul n’échappe.[15]

         C’est cette perversion « normale » qui constitue pour nous une explication des viols de la délinquance. Le roman qui contrairement à la nouvelle ne procède pas par des allusions nous en fournit quelque fois l’exemple.[16]

         Si l’homme apparaît selon le type de viol comme victime des traditions qu’ils respectent ou d’un désir qu’il ne maîtrise pas, qu’en est-il du personnage féminin ?

            2.3. L’identité des violées 

         En rappel, l’étude commandée par la Marche mondiale des femmes / Action nationale du Burkina Faso portant sur : « Les stéréotypes et les préjugés dans le langage sur les femmes et les comportements dégradants à leur égard au Burkina Faso », révèle que les femmes sont victimes de comportement dégradants. Ces comportements vont des violences verbales aux violences physiques et morales où nous retrouvons le viol. Ces faits et gestes à l’encontre de la femme trouvent leur fondement dans les traditions, dans les processus de socialisation de l’éducation familiale qui font de la femme un « être au service de l’homme ». « Silence, Sacrifice et Service », ainsi pourrait êtredéfinie la femme africaine selon Catherine Coquery-Victro Vitch.[17]

         Cette analyse des personnages féminins nous permettra de mieux les connaître, de constater cet état d’esprit à travers leur rapport au viol.

a)   Sibdou dans « Le Mouhoumourgou »

C’est une villageoise au teint noir, mais d’un noir luisant. Mariée à un polygame elle est mère de plusieurs enfants. À l’image de ces femmes rurales, elle s’use aux travaux domestiques. À sa première apparition dans la nouvelle, elle nous est montrée s’activant pour la fête de Tinsé. C’est dans le cadre de ces préparatifs qu’elle sera violée par Tinga. La fatalité semble l’avoir guidée vers son bourreau. Le récit nous apprend qu’elle n’était pas matinale mais le matin de son viol particulièrement elle s’était levée de bonne heure.

Mais ce matin elle s’était levée tôt pour aller cueillir des feuilles pour la fête de Tinsé (p. 35)

Elle aurait pu aussi s’exécuter la veille à l’instar de ses coépouses et échapper au mouhoumourgou mais tout semblait être préparé d’avance. Son chant, un chant destiné à attendrir son bourreau, sera vain. Elle doit alors se livrer en aveugle au destin qui l’écrase. De toutes les femmes victimes de viol dans les nouvelles, elle semble la plus innocente.

[1]DONKOUA Romuald-Blaise, « La Nouvelle et son contenu », in Notre Librairie, pp. 135-137.

[2]MEDA Y. Bonaventure, La Nouvelle burkinabè, p.59

[3]DAO Bernadette, La Femme de diable et autres histoires, p.159

[4]TIENDREBEOGO Bernadette, op. cit. 20.

[5]NYAMBA André, « Ce que devrait être la nouvelle dans la production littéraire burkinabè», op. cit., p.297.

[6]CHEVRIER Jacques, op. cit., p.5.

[7] SANOU Salaka, op. cit., p.23.

[8]Midiohouan Guy., op. cit., p. 39.

[9]SEMBÈNE Ousmane, op. cit., p.5

[10]Midiohouan Guy., op. cit., pp. 62-65

[11]LIKE Robert, « Violence et pouvoir », in Revue Internationale de Sciences Sociales, pp. 173 à 184.

[12]PESTIAU Joseph, « Violence, Impuissance, individualisme » in Revue Internationale de Sciences Sociale, p. 179.

[13]HIEN A. Ignace, Au gré du destin, p. 78.

[14]Cette conception du charlatan abuseur du genre humain, de leur désarroi semble très répandue dans la société et la littérature burkinabè écrite. Dans L’Épave d’Absouya de Jacques P. BAZIE surgit encore cette silhouette du charlatan qui viole sa patiente. La prostitution, le viol semblent revenir inlassablement sous sa plume.

[15]DOR Joël, L’Apport freudien, éléments pour une encyclopédie de la psychanalyse, (dir.) KAUFMAN P, p. 426.

[16]Le Mal de peau donne plus à voir cette « perversion normale » ressentie dans la nouvelle comme l’on peut le constater dans ce passage où le « respectable » commandant viole Sibila : « A ce moment, Missié, [le commandant] renonçant sans doute à combattre son bestial instinct, la rattrapa, la plaqua au sol, et la posséda avec une brutalité qui n’avait d’égal que la violence son appétence. Son désir assouvi, Missié, étendu à côté de sa victime, émergeait peu à peu de son inconcevable égarement et tentait de comprendre les gestes insensés qu’il venait d’accomplir. Que lui était-il arrivé ? Qu’était-il advenu de l’homme pondéré et responsable ? Pourquoi cette conduite absurde, lâche, infâme tout simplement ? Comment en quelques secondes était-il devenu cet inconnu agressif cette bête sauvage en rut, ce violeur ? « (p. 39) 

[17]COQUERY-VICTRO VITCH Catherine, Les Africaines. Histoires des femmes d’Afrique noire du XIXe au XXe siècle, p. 124.

[18]BALZAC Honoré (de), Eugénie Grandet, p. 7.

[19]Ce type d’interrogation, nous l’avons, par exemple, dans les propos de Timpoko, l’héroïne du roman La Faute et le pardon, qui malgré quatorze années de vie conjugale « normale ». C'est-à-dire avec un mari qui la comprend et n’en fait pas un problème, s’interroge, en dépit de tout, anxieuse : « Qui suis-je et que deviendrais-je dans cette société, sans enfants ». (2003, p.)

[20]ALEM Kangni, « Le Bestial au cœur de l’humain : imaginaire sexuel et représentation littéraire » in Notre Librairie, pp. 82-87

Tag(s) : #Critique littéraire
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :