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L'émouvante histoire d'un enseignant hors du commun
L'émouvante histoire d'un enseignant hors du commun
L'émouvante histoire d'un enseignant hors du commun

 Poéton

Il m'épiait depuis un moment. Constatant mon ardeur au travail, mon directeur me convoqua dans son bureau. Il me conta cette histoire tragi-comique. Je m'en vais vous la rapporter à mon tour comme je le peux. Lecteurs, faites en autant, je vous en prie! L'histoire incroyable de ce jeune enseignant mérite d'être connue.

Je disais donc, que je suivis mon supérieur dans son local. Il se laissa choir dans une chaise en bambou. J’en fis de même. Mais un peu en face de sa personne. Sitôt que les sièges nous accueillirent, il me confia d'une voix pleine de franchise.

            - Tu sais, tu me rappelles cet enseignant que nous avions eu à accueillir ici, par un matin. . .

            Il s'excusa, fouilla dans ses archives. Puis ayant retrouvé le dossier qu'il cherchait, revint à moi.

 

- Oui, reprit-il, c'était par un matin d'octobre 1979. Poéton, car tel était son nom, était jeune. Non, il était très jeune, devrai-je dire pour être plus juste. Mais sa tête était bien trop pleine pour son âge.

 

Le directeur s'arrêta. Jugea-t-il que je m'ennuyai? Peut-être, car il décida en son for intérieur de me faire participer à son récit à la façon d'un conteur traditionnel.

 

            - Tu sais qu’il y a des gens chez qui tout va très vite? me questionna-t-il sur un ton familier.

            Oui, déclarai-je toutefois sans conviction. N'ayant pas reçu à me faire bavarder davantage, le directeur poursuivit.

- Vois-tu collègue [c'est ainsi qu'il appelait tous les enseignants], la fac de Lettres de l'Université d'Excellence venait d'élever Poéton au grade de Maître es Lettres: option poétique. Avec la mention : excellent! Il s'était inscrit au programme de 3cycle de Lettres modernes. Et l'Etat, à travers l'Ecole nationale de formation des professeurs, nous l'envoyait en grande pompe. Notre mission : le préparer, sans doute, à ses tâches futures d'enseignant du supérieur. Tandis que la boisson coulait, que les collègues s'enthousiasmaient, je demeurai perplexe...

 

-  Pourquoi? osai-je.

- Primo, m'expliqua le directeur, toutes les grosses têtes sont difficiles à gérer, entêtés qu'ils sont. Secundo, celui-ci était jeune. Il portait donc la certitude et l'arrogance de son âge. A cet âge, on croit pourvoir déplacer les montagnes.

- Très rapidement, continua le directeur, il assimila les leçons que je lui prodiguais. Et au bout de quelques semaines, il s'avéra très bon enseignant. La vérité est bonne à dire, l’homme maîtrisait sa matière. Il enseignait comme on racontait un conte. Alors, beaucoup d'élèves jadis réfractaires à la langue de Molière se transformèrent en de véritables francophiles. Avec son concept de : français en français facile, Poéton avait rendu son cours plus digeste. Les élèves étaient tout admiratifs. De bouche à oreille, les autres élèves apprirent la chose et commencèrent à déserter leur salle de cours au profit de celle du prodige enseignant. L'immigration clandestine prenant de l'ampleur, je fus saisi par les enseignants. Les fautifs furent rappelés à l'ordre, et un conseil de profs extraordinaire fut décidé. Je m'en souviens, ce jour-là, l'ambiance était torride, les enseignants surexcités. Et c'est dans cette atmosphère délétère que l’incorrigible Poéton osa :

 

             - Si les enfants ne comprennent pas, c'est la faute aux enseignants. Ils doivent et c'est là leur noble devoir, chercher, développer des méthodes nouvelles pour que leurs messages passent. La répétition n'est pas l'âme de l'enseignement. Elle est encore moins pédagogique, elle qui lasse les apprenants. Il s'appuya sur ce littérateur qui écrivait que la spécificité répétée l'infini devenait banale. Par-dessus tout, ajouta-t-il, vous devez préférer faire un pas ensemble avec les élèves plutôt que faire dix pas sans les élèves...

 

- Piqués dans leur amour propre, les vétérans assis sur des dizaines d'années d'expériences, et au bord de la retraite, mus par un même élan levèrent les poings, se ruèrent vers le pauvre Poéton. Je réussis miraculeusement à le soustraire de là. Même s'il exprimait des convictions, Poéton avait manqué de manière, il était allé trop loin. On n'humilie pas ainsi publiquement des aînés en Afrique.

 

- Petit prétentieux! Arrogant! Salopard! A qui vas-tu apprendre le métier ici? Nous enseignions, tu étais encore sperme... ! lança quelqu'un.

 

- N'as-tu pas dit que tu sais parler? renchérit un autre. C'était le prof dont les élèves désertaient le plus.

 

Le lendemain de l'incident était jour férié. Les classes n'ouvrirent pas, donc rien ne se passa. Le surlendemain, cependant...

 

Le directeur se tut. Rassemblait-il ses souvenirs éparpillés? Étaient-ils accablants? J'attendais. Enfin mon interlocuteur reprit :

 

- Le surlendemain, disais-je, la mine joviale, Poéton vint pour son cours comme si de rien n'était. M'ayant croisé dans la cour de recréation, il me gratifia d'un: «Bonjour Monsieur le Directeur» puis fila dans sa classe. Mais lorsqu'il y fut et qu'il ouvrit la bouche, rien d'audible n'en sortit. Il babilla tel un enfant qui apprend à parler. Pensant à une de ces blagues comme il savait les inventer pour les motiver, les élèves pouffèrent de rire. Face à l'hilarité générale, il s'irrita, voulut ramener l'ordre. Et à nouveau, il ne put rien articuler, seuls les traits de son visage se durcirent... L'homme était devenu muet! Que s'était-il passé? On ne le sut jamais. Nous l'escortâmes jusqu'à sa demeure. Et le soir même, la nouvelle nous parvint qu'il s'était suicidé. Sous son oreiller, cette lettre à la jeunesse :

 

"... Il faudra ne chercher qu'une chose, vous améliorer sans cesse. Il faudra toujours tendre moralement, intellectuellement, physiologiquement vers un but; servir votre pays, la collectivité des vos semblables et le progrès humain…"

 

 

Outré, choqué, scandalisé, lecteurs, je voulus savoir ce qui s'était passé après le décès.

 

- Rien ! m’apprit mon vis-à-vis. Tout le monde, élèves, parents d'élèves nous incriminait, nous ses collègues. Mais comment le prouver ? Il n'y eut rien donc!

 

Le directeur leva les yeux vers moi. Il avait fini. J'avais compris. Il ne voulait pas de problèmes. Hélas c'était trop tard. J'étais à la recherche d'un modèle. Il venait de me donner le meilleur sans le savoir. Pauvre directeur ! Bientôt, une autre mort sur la conscience…?

 

Lecteurs, vous excuserez, mes fautes de style. Prof de maths, je matérialisai cette histoire sur papier, le soir même où elle me fut contée en guise d'hommage posthume à Poéton; mais aussi et surtout à tous ces héros anonymes qui, craie à la main, œuvrent pour que ces enfants d'aujourd'hui soient les hommes éclairés de demain.

 In Adamou L. KANTAGBA, La Barbe de l'imam & autres nouvelles, Bobo Dioulasso, Burkinalivres, 2009.

Tag(s) : #Création littéraire
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